mardi, mars 21, 2006

Le diable en personne


Michel Bélair
Le Devoir - CULTURE, mardi 21 mars 2006, p. b7

Il y a un peu plus d'un an, Wajdi Mouawad publiait une série d'entretiens avec André Brassard (Je suis le méchant!, chez Leméac). Par ses audaces diverses, par ce que les deux hommes ont osé y mettre en regardant tous deux l'inacceptable en plein visage, par son ton aussi, exigeant, vrai, dérangeant, ce petit livre est tout de suite devenu une référence pour tous ceux qui veulent saisir ce personnage bouleversant qu'est devenu André Brassard avec les années. Une sorte de passage essentiel.


Autant le livre que Brassard lui-même, d'ailleurs. Brassard qui, à la même hauteur que Tremblay, a fait exploser le moule du théâtre que l'on a fait ici de l'après-guerre jusqu'à la fin des années 60. On oublie trop souvent de souligner à quel point il a attaqué aux flancs, Brassard, des formes théâtrales désincarnées qui s'incrustaient un peu partout dans le paysage. En faisant des Belles-Soeurs une cérémonie, en lui donnant ensuite de multiples niveaux de lecture - choeur grec, tragédie western, numéros burlesques et mélodrame populaire tout à la fois -, c'est la façon même, de plus en plus uniforme, de faire du théâtre ici qu'il a fait éclater, Brassard. Rien de moins. André Brassard est en fait un des premiers missiles à avoir frappé au coeur de notre encrassement collectif. Et c'est par la brèche qu'il a ouverte que tous les autres ont pu s'infiltrer par la suite... Bon. Je me calme; vous savez déjà tout cela...

N'empêche qu'on ne parlera jamais assez de Brassard. Je vous souligne d'ailleurs qu'on l'a fait lors de la récente édition du FIFA en présentant un tout nouveau documentaire sur lui; si vous ne l'avez pas vu durant le festival, vous aurez l'occasion de vous reprendre demain lors d'une présentation spéciale gratuite à la Salle Marie-Gérin-Lajoie de l'UQAM, dans le cadre de l'Annuelle de l'École des médias à 12h30. Ça porte le titre d'André Brassard: le diable après les cuisiniers. C'est réalisé par Alexandra Oakley et Patrick Bossé dans la série Paroles d'artiste produite par Josette Féral et Paul Tana qui s'efforce de reconstituer, à partir de ceux qui l'ont dessiné, le paysage théâtral du Québec. J'ai regardé Le diable après les cuisiniers dimanche soir en revenant de ma campagne toujours enneigée. En pensant à vous, bien sûr...


Disons tout de suite que le titre vient d'une phrase de Robert Lepage qui raconte dans le film avoir tout appris de Brassard. Sauf de très rares exceptions, explique Lepage, on faisait avant lui de la mise en scène comme les cuisiniers préparent un plat; en plaçant ceci par-ci et cela par-là. «Brassard, c'est le diable qui vient tout mêler», dira-t-il dans un gros plan qui semble chercher à mettre en relief le moindre frémissement de son visage.


De ces gros plans plein écran ou presque, le petit film d'un peu plus d'une heure en regorge. Un de ses plus grands mérites est d'ailleurs de braquer la caméra sur Brassard. Sans pudeur. Sans gêne non plus. Il vous faudra sans doute quelques minutes pour vous faire à cette nouvelle voix éraillée, à ces gestes saccadés, à cette silhouette aussi de quelqu'un qui ne s'appartient plus tout à fait: Brassard, on le constate si on ne le savait pas encore, a dû réapprendre à parler tout autant qu'à marcher après l'accident cérébral qui l'a terrassé en 1999.


Et le drame - parce qu'il y a évidemment là un drame déchirant -, c'est de sentir que le même Brassard, que le diable en personne est toujours là emprisonné dans une enveloppe qu'il ne contrôle plus que très mal.


Le film est composé de deux parties qui s'entrecoupent: une longue entrevue et un atelier de travail sur Racine avec une dizaine de comédiens. On passe de l'une à l'autre sur un fond musical très discret. On y sentira la passion du théâtre qui anime toujours ce diable d'homme. Sa lecture profonde des textes aussi et sa façon particulière de mordre, ou plutôt, de faire mordre dans les mots tout autant que dans le sens. Quelques interventions extérieures, de Michel Tremblay et de Robert Lepage entre autres, et des documents d'archives remontant jusqu'aux Belles-Soeurs, viennent boucler l'ensemble.


On ne trouvera pas ici la profondeur du livre d'entretiens de Wajdi Mouawad; les sujets abordés par le film sont moins englobants, plus limités. Mais, par moments, vous verrez, au détour d'un gros plan et de l'amorce d'un sourire, le diable en personne réussit parfois à montrer le bout de son nez.

© 2006 Le Devoir.

1 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Bon, enfin, il en a parlé! Pas encore Mouawad, mais c'est pas mal bon, selon lui. Est-ce que tu as lu le livre en question, Croc blanc?

10:17 a.m.  

Publier un commentaire

<< Home